mercredi 24 juin 2009

Happy New Year Acid Trip [2/4]

Une éternité d’attente ; à marcher le long du quai ; observant l'eau sale couler le long du caniveau; fumant clope sur clope. Mon corps grelotte et mon âme a la chair de poule. Un tramway, aussi vide que les rues, se décide enfin à s’arrêter.

Assis à l’arrière du wagon, je me réchauffe lentement. Je me mouche dans un kleenex aussi mal en point que moi, évitant soigneusement de poser les yeux sur l’intérieur de mes mains. Le tram annonce « Jardin Public » et amorce son freinage. Lorsqu’il s’arrête, une petite fille, huit ou neuf ans à peu prêt, y monte en sautillant joyeusement. Elle est rousse, avec des couettes, des tâches de rousseur sur le visage. Elle porte une salopette en jean délavée, deux baskets de couleurs différentes, une rouge et une bleue. Un cartable d’écolier rose sur son dos. Un jour férié, un cartable, je me dis que moi, je trouve ça bizarre.

Alors que tout le tramway est vide, elle s’assoit juste en face de moi, et se met à me fixer avec insistance. Je ne sais pas pourquoi tous les gosses que je croise me regardent : je les déteste. Je sors mon lecteur MP3 de la poche de mon blouson et commence à m’enfoncer les écouteurs dans les oreilles lorsqu’elle se met à me parler : « Dit donc, s’indigne-t-elle, on ne vous a jamais appris qu’il était inconvenant d’ignorer une Lady ? »

Je soupire et réponds : « Jamais… », espérant sans trop y croire lui clouer le bec. Vaine tentative, puisqu’elle recommence à m’adresser la parole.

- « Et bien, maintenant, vous le savez.

- Peut-être, mais tu ressembles à tout, sauf à une Lady.

- C’est parce que les apparences sont souvent trompeuses. Ca aussi je vous l’apprends ? » Je ne prends pas la peine de répondre.

Le trajet continue, hypnotique, monotone. Elle ne cesse pas une seconde de me regarder. Je m’en contrefiche et me concentre sur le paysage qui défile de l’autre côté de la vitre. « Tu n’as plus de ligne de vie », croit-elle bon de me faire remarquer.

- « Effectivement…

- Ca veut dire que t’es mort ?

- J’ai pas l’impression d’être mort. Une copie ratée de Punky Brewster, dans un train qui ne s’arrête jamais, j'ai pas mérité ça, ce serait un enfer trop cruel.

- Ca veut dire quoi, alors ?

- Ecoute, vraiment, aucune idée. Par exemple, si on part du postulat que plus la ligne de vie est courte, moins on vivra longtemps, et qu’à l’inverse plus elle est longue, plus on crèvera vieux, alors une absence de ligne de vie signifie peut-être que j’suis pas encore né ?

- C'est absurde.

- C'est ta question, qui était absurde.

- Absolument pas... !

- Si, elle l'était : Je n'ai plus de ligne de vie, et ça ne signifie strictement rien...

- MA QUESTION N'ETAIT PAS ABSURDE !!! » se met-elle à hurler en tapant des pieds.

Je lâche un soupir et pose les yeux sur la vitre. Autour du tramway, tout est noir. Il n'y a plus rien. Le néant. Le décor s'est estompé, comme noyé dans les tréfonds d'une tâche d'encre sans fin.

Les bâtiments, le ciel, les routes, les voitures, tout à disparu. Mon coeur s'arrête une demi-seconde. Le paysage est devenu si vide que j'ai l'impression de voyager à travers moi. Rien que des rails, des rails qui s'étendent à l'infini, et étrangement, passé le choc dû à l'étonnement, ça ne me fait même pas paniquer.

Machinalement, j'en conclue que tout cela n'est probablement qu'un rêve. Un rêve où la morsure du froid est encore plus brûlante qu'une nuit passée dehors en plein hiver, un rêve ou les sursauts, la douleur et l'angoisse ne vous poussent pas vers les portes de l'éveil. Un rêve aussi long que le cycle des saisons qui s'enlacent, s'unissent, s'effacent et se remplacent, un rêve qui n’en finit pas. Mais un rêve tout de même.

Dedans, la môme continue son caprice ridicule, hurlant et tapant toujours des pieds sur le sol, répétant sans cesse stupidement « PAS ABSURDE ! PAS ABSURDE ! PAS ABSURDE ! ».

- « Non, non, lui accordai-je pour la calmer. Tu as raison.

- Alors répond ! Pourquoi tu n'as pas de ligne de vie ? Tu n'y as jamais réfléchis ?

- Non. Pas eu le temps, c'est assez récent et... Et je ne trouve pas le sujet particulièrement passionnant. Comment pourrai-je savoir, de toute façon ? Ca peut vouloir dire n'importe quoi. Ca peut ne rien vouloir dire du tout. Que j’vais jamais mourir, peut-être, qu'est ce que j'en sais, moi...

- N'importe quoi ! Répond-elle en riant.

- En effet, souriais-je. En même temps, il y a plus bizarre que mon absence de ligne de vie, lui fais-je remarquer dans l'espoir de changer de sujet. Regarde par exemple, on roule à travers nul part.

- Mais non, s'esclaffe-t-elle. On est juste dans un long tunnel.

- Ya pas de tunnel, sur les lignes de tram...

- Bien sûr que si ! Sinon, comment on ferait, pour dire « ça va couper, je passe sous un tunnel » ?

- ... Ah, ouais, pas con.

- C'est l'évidence même. Bon. A mon humble avis, ton absence de ligne de vie serait plutôt à prendre comme une représentation métaphorique du fait que tu ne ressentes plus l'impression d'être en vie, probablement parce que tu t'empêches toi-même de vivre et de ressentir, à force de te noyer et de te complaire pitoyablement dans tes faiblesses psychiques et émotionnelles. Mais ce n'est qu'une hypothèse.

- Merci docteur. J'vous dois combien ?

- Et cesse d'utiliser cette parodie d'humour douteux comme bouclier pour éluder les autres et les questions qui te gênent, c'est agaçant.

- ... Oui, maman.

- Pour retrouver ta ligne de vie, tu dois donc retrouver ton désir de vivre, et vaincre ta peur obsessionnelle de ressentir, au niveau spirituel, j’entends. Tu en penses quoi ?

- Heu. Que j'm'en fous pas mal, de retrouver ma ligne de vie ... ?

- C'est à se demander de quoi tu ne te fous pas. As-tu seulement envie de quelque chose ?

- Oui. De sortir de ce tram. Ou mieux, tient : de me réveiller !

- Tu ne dors pas ! » affirme-t-elle. Puis elle se met à rire. Un rire d'enfant, cristallin, joyeux, innocent. Un rire vrai. Si vrai que je doute moi-même une seconde de me trouver au beau milieu d'un songe. Une seconde de doute seulement, mais une seconde de doute de trop. Et la simple éventualité que tout cela soit vrai, la simple éventualité que je puisse être actuellement enfermé au milieu de nul part suffit à anéantir ma conviction. Une conviction en forme de château de cartes, et mes angoisses qui soufflent dessus.

- « Si je te permets de descendre du tramway, fanfaronne-t-elle, tu me raccompagnes chez moi en échange ? Il fait froid et puis... Il va bientôt faire nuit...

- Si tu veux » marmonné-je en tremblant, sentant intuitivement que ce devait être le seul moyen de sortir enfin de ce vide absolu. Je sens arriver la crise de claustrophobie et, pour être honnête, cela m'inquiète bien plus pour le moment que la longueur des lignes de mes mains.

Elle saute de joie, et affiche soudainement un sourire si niais que j'en ai instantanément la nausée. Puis elle m'attrape le bras – ce contact physique me révulse – et reprend :

- « Puis tu pourrais monter un petit peu, dis ? Je te ferais un café ! Je suis toute seule en ce moment, mes parents ont... Je ne sais plus bien, ils ont disparus, et... On pourrait regarder un film, j'ai plein de films à la maison ! Qu'est ce que t'en dis ? Ca va être chouette, hein ?

- Ca va être génial », acquiescé-je en souriant. Il faut que je sorte d'ici. Vite.

Le tram continue à rouler, et peut-être qu'elle sourit encore, je ne sais pas. Mon cœur s'emballe et mes yeux sont collés au lointain, à cet horizon en forme d'absence. Il n'y a rien autour de moi, Il n'y a rien à l'intérieur de moi, et je suis enfermé. Avec une fillette sortie d'un feuilleton des années 80, dans un cauchemar qui refuse de s'en aller.

J’entends la sale petite criarde claquer trois fois des doigts, et le paysage réapparaît en quelques secondes. Le tramway déclare « Quinconces. Correspondance, tram A. » et s'arrête enfin. C'est presque en courant que je me faufile dehors et manque de m'étaler sur le quai, respirant aussi fort que possible. Le vent de panique se dissipe, laissant de mauvaise grâce sa place à celui de l'hiver qui, fidèle, se recolle à mes os. « On y va ? » me demande la fillette.

- « Sûr, lançais-je, inhalant de larges bouffées de soulagement. C'est pas où ?

- A gauche, me répond-elle.

- Alors je pars à droite » conclus-je, joignant le geste à la parole.

Je l’entends crier, hurler, pester. Me supplier de revenir. Mais je continue, impassible. Lorsque le silence remplace enfin ses plaintes d'enfant gâté et immature, je me retourne pour tenter de l'apercevoir une dernière fois. Sans succès, aucune trace d'elle, j'ai dû marcher trop loin.

Haussant les épaules, je m'apprête à reprendre ma route vers je ne sais où, et manque de défaillir en la voyant, là, plantée juste devant moi. Elle est désormais de ma taille, ses cheveux sont devenus long et flottent, désordonnés, au gré d'Eol qui semble partager sa colère. On dirait que son corps a prit quinze ans, et ses yeux quelques siècles. Fièrement drapée de toute sa dignité de femme humiliée, elle m'ordonne, impérieuse : « Regarde tes mains ». Je frissonne.

« Regarde tes mains », reprend-elle encore, tandis que je m'exécute, incapable de lui tenir tête. Vertige. Ne pas sombrer. Vertige, encore. Je me cramponne à la réalité, mais où est-elle, où est-elle la réalité, elle aussi m'aurait quitté ? Je ferme fort les paupières et tente d'encrer mes pieds au béton, pour ne pas tomber, pour ne pas m'évanouir, et doucement j’entends un souffle, une sentence de femme bafouée, à mille lieux de moi et dans le creux de mon oreille en même temps : « Tu n'as plus de ligne de cœur. »

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