lundi 6 juillet 2009

le clown triste - I


Il est là, grand et distingué, avec son haut de forme et son costume impeccable. Il est là, au centre de la scène, cette grande scène ronde et ensablée trônant sous le traditionnel chapiteau. Les tigres regagnent les coulisses et passent devant moi, tandis que Monsieur Loyal commence à m'annoncer. J'écrase ma clope après le passage du dompteur et de son fouet à la Indiana Jones. Enma, l'imposante Enma, vérifie et retouche rapidement mon maquillage. Loyal crie. « Le clown triste ! ».


J'avance d'un pas déprimé pour le rejoindre au milieu de la scène, je me vautre entre temps, bien sûr. Les enfants rient. Il leur en faut si peu... Loyal aussi simule un rire complice. « Alors clown, ça va ? » m'apostrophe-t-il lorsque j'arrive enfin à sa hauteur. Commence alors le même dialogue stupide que je dois réciter tous les jours. Je prends mon expression la plus pitoyable, expression encore renforcée par le maquillage. Après une hésitation, je m'empare du micro, manque de le faire tomber quatre ou cinq fois, et d'un air boudeur, je crie : « Non ! ». Le public rit. Loyal sourit d'un air étonné et railleur, me reprend le micro des mains, et demande : « Non ? Le clown triste porte décidément bien son nom ! Et pourquoi, non, dit moi ? ». Je réponds, la mine décidée : « Parce que je veux plus être clown ! Je veux être magicien ! ». « Hé, mon pauvre ! » s'exclame Loyal. « Pour être magicien, encore faut-il connaître des tours ! ». Je fixe le public en essayant de paraître le plus sot possible, et je lâche un « Oh... » sonore. Les rires moqueurs recommencent. Loyal fait semblant de commencer à parler, je fais semblant de le couper. « Mais, mais, je connais un tour ! Je sais me servir de la boite du magicien, transpercer un corps d'épées, et le faire disparaître ! ». Je bombe le torse, satisfait. « Vraiment ? », fait Loyal. « Et bien, et bien... S'il faut en arriver là pour redonner le sourire à notre clown, il me semble que nous n'avons pas le choix ! Que l'on m'apporte la boite du magicien, pendant que je choisis quelqu'un dans l'assistance ! »
C'est toujours la même personne qu'il choisit, bien sûr. Elle change juste de vêtements, de coiffure, régulièrement de couleur de cheveux, pour tromper les spectateurs qui viennent tous les jours. De toute façon, on ne reste que deux ou trois jours au même endroit, une semaine pour les plus grandes villes. C'est cette conne de Betti, « Betti-avec-un-i », qui joue le rôle de l'assistante. Enfin, de la victime... A chaque fois, Loyal et elle se mettent d'accord sur l'endroit exact parmi le public où il doit la retrouver. A chaque fois, cette idiote s'installe ailleurs et se fait la plus discrète possible, ça la fait rire, et puis « bien fait pour eux, moi normalement, je suis trapéziste ! ». Du coup, ça crée un temps mort dans le numéro, les gosses s'impatientent et les adultes commencent à huer.
Les roulements de tambours, insistants, résonnent dans mon crâne, les cris du public, moqueurs, presque haineux, me donnent la nausée. Lorsqu'il la trouve enfin, Loyal emmène Betti au centre du chapiteau, où les assistants ont fini depuis belle lurette d'installer la boite en question. Pendant le trajet, lui et moi mimons un combat dont l'enjeu serait le droit d'escorter la demoiselle; il en sort victorieux, évidemment, lui personnifie l'élégance britannique des siècles passés, moi, je ne suis que le clown triste, le raté, l'idiot du spectacle.
Loyal demande de nous applaudir, les gens s'exécutent par politesse. Les claquements de mains me paraissent agressifs et condescendants. Je fais semblant de ne pas réussir à déverrouiller la boite, puis l'ouvre soudainement en tombant par terre. Rires cruels des enfants. Je me relève en époussetant mon costume et mon noeud papillon trois fois trop grand. Les trompettes et les tambours se mettent à jouer. J'installe Betti à l'intérieur de la boite, fait mine de ne pas réussir à la fermer, et tente de pousser sur la tête de mon assistante pour rabattre le couvercle. Loyal revient en courant sur la scène, joue l'affolé, me montre comment placer correctement le cou de la demoiselle dans l'ouverture adéquate, et repart à petites foulées.
Je prends une épée, la fait tournoyer dans les airs, et la lâche en criant « Aie ! ». J'offre au public hilare mon sourire le plus niais. Je ramasse l'épée, la brandis d'un geste menaçant, et l'enfonce à demi dans la boite. Cette fois, c'est Betti qui crie « Aie ! ». Je retire l'épée, confus, prend le micro, souris à l'assistance, et me fends d'un « whoops ! » sonore et désolé. Les gens sifflent. Je reprends l'épée, continue mon tour, l'enfonce dans la boite, puis une deuxième, puis une troisième. Je fais semblant d'avoir du mal à enfoncer la quatrième, et la pousse finalement d'un coup sec, passant par dessus la boite en une cabriole ridicule, et finissant la tête dans le sable. Ils sifflent, huent, crient, rigolent. Je me relève, imperturbable. J'attrape le drap de soie blanc posé à côté par mes assistants, le déroule devant la boite, et le place par dessus celle-ci. Je tourne autour de la boite ainsi drapée en exécutant des gestes ridicules, « Abracadabra », puis retire le drap d'un geste ample et théâtrale. Betti est toujours là, bien sûr... Je reprends mon sourire niais, je reprends le micro, je re-gémis mon « Whooops !!! ».
Tout autour de moi, ces idiots sont hilares. C'est extraordinaire, mais ce numéro stupide les amuse. Ils s'esclaffent, hurlent des insultes, ils sont heureux de se sentir supérieurs. Je relance le drap sur la boite et recommence mes simagrées. Je le retire : Betti a disparue. Le public applaudit, à contrecoeur me semble-t-il. Loyal revient tranquillement s'emparer du microphone, tout sourire. « Bravo, bravo, clown triste, un peu de persévérance et tu deviendras un vrai magicien ! Fait la réapparaître, maintenant ! »
Je prends un air ahuri. « Réapparaître ?!? ». « Et bien, oui ! » m'ordonne Monsieur Loyal. Hésitant, je relance le drap sur la boite vide. Puis je refais mes salamalecs, abracadabra et tutti quanti. Je retire le drap, la boite est toujours vide. Je m'approche du micro, souriant, et explique : « J'ai dit que je savais la faire disparaître ! Pas réapparaître ! »
Loyal fait l'affolé et me congédie, rageur. Les gens se moquent une dernière fois pendant que je me retire. Rideau. Place aux cracheurs de feu. L'un d'eux, dans les coulisses, allume ma clope de son souffle rauque avant de rejoindre la scène, le torse bombé, l’œil triomphant. Quelle vie...
Assis sur une caisse, fatigué, j'écoute les brouhahas de la foule en inhalant de grosses bouffées de fumée. Les applaudissement fusent de toute part, les « Oh ! » admiratifs se succèdent. Je n'ai jamais droit à de tels témoignages de respect, de sympathie. Le public ne m'encensera jamais de cette façon. Ils ne s'inquiètent pas pour moi. Je ne les fais pas rêver. Moi, je suis juste la pour leur laisser cracher leur cruauté, leur sadisme. Depuis sept ans, c'est la même chose. Tous les jours. Je suis magicien, pourtant. Un vrai magicien. Mais rien à faire. Enma refuse de me laisser dignement jouer mes tours, elle me force à rester enfermé dans ce rôle médiocre et stupide de clown raté. J'ai dépassé la quarantaine, maintenant, et je sais bien que jamais ce cirque ne me donnera ma chance. Je ne viens pas de leur noble et ancestrale famille, que voulez-vous... Tu parles... Une noble et ancestrale famille de dégénérés consanguins. C'est d'eux que le public devrait se moquer, enfermés nus dans des cages sales et puantes. J'enrage de me voir accepter sans me battre, j'enrage de rester docile et conciliant. Moi aussi je veux faire des choses extraordinaires, moi aussi je veux être applaudit, craint et admiré.
J'écrase ma cigarette du pied et me dirige vers ma loge. Demain sera un jour spécial. Demain je montrerais des tours fantastiques et inédits au milieu de la scène, devant un public ébahi et médusé. Demain, ils verront, tous. Ils n'auront pas le choix...
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